Rappelé aux souvenirs du grand public grâce à la série Stranger Things, le célèbre jeu de rôle Donjons et Dragons défraye la chronique juridique depuis quelques semaines. En cause, une décision contestée de son éditeur, Wizards of the Coast, filiale du géant Hasbro, concernant la licence open source sous laquelle certaines parties du jeu sont diffusées.
Dans les jeux de rôle sur table, un livre de règles, des dés spéciaux, un crayon et du papier permettent aux joueurs, les rôlistes, d’incarner des personnages fantastiques dans un univers fictionnel imaginé en temps réel par un tout puissant maître du donjon. Cette activité, qui peut sembler anecdotique aux moins geeks d’entre nous, est en plein boom et a particulièrement profité du développement des plateformes ainsi que du confinement. Essor d’espaces de jeux en ligne, multiplication des mondes, déclinaisons en livres, séries ou jeux vidéo, et même des rediffusions de parties sur Twitch ou en podcast, le secteur connaît un foisonnement créatif sans précédent.
L’éditeur Wizards of the Coast, acteur majeur du secteur, est un artisan important de ce succès. Outre la création de plusieurs univers très riches, le coup de génie de cette société consiste à avoir usé de l’outil juridique de la licence libre — Open Game License, ou OGL — pour largement diffuser les règles et la mécanique de Donjons et Dragons. Le recours à l’instrument juridique de l’open source a permis à de nombreux petits éditeurs de développer des mondes et des contenus spécifiques, tout en employant une mécanique de jeu rodée et bien connue des rôlistes. De facto, cette stratégie a permis à Wizards of the Coast de créer le standard du jeu de rôle, de limiter l’éclosion de concurrents et de bénéficier de sa position de référence pour vendre plus de ses propres contenus, monétisés sous licence propriétaire.
Cette success-story démontre l’intérêt commercial des licences libres. La licence libre est une manière d’exploiter une œuvre protégée par un droit de propriété intellectuelle, le droit d’auteur en l’occurrence. Le titulaire du droit permet à des tiers, selon des conditions contractuelles définies dans la licence, d’user de l’œuvre avec une certaine liberté et sans autorisation préalable.
En mettant à disposition, dans certaines limites, à des esprits créatifs une œuvre protégée par le droit d’auteur, une société peut donc créer un écosystème et une communauté centrés autour de celui-ci. Ce qui lui permet de disposer ensuite d’un effet de levier à son profit. En effet, bien que souvent associée à la gratuité, la licence libre peut tout à fait s’inscrire dans une démarche commerciale. Les entreprises à succès, comme WordPress, RedHat, ou encore Odoo l’ont déjà bien compris.
Il convient toutefois d’user avec prudence de ce levier. Surtout dans le secteur du divertissement, plus volatil que celui des logiciels ou des serveurs. En décembre 2022, plusieurs journaux américains ont affirmé avoir consulté des documents confidentiels qui auraient démontré la volonté de Wizards of the Coast de modifier l’Open Game License en vue de restreindre les libertés des créateurs, et ce de manière rétroactive, d’exiger des royalties, voire de permettre à l’éditeur d’accaparer certains contenus selon son bon vouloir. Le tollé dans la communauté des rôlistes a été retentissant. S’il est peu plausible que ces modifications auraient pu résister à l’examen d’un juge en cas de procès, l’ombre du géant Hasbro n’a pas manqué d’effrayer. Wizards of the Coast a effectué un rétropédalage d’urgence, annonçant que les documents divulgués étaient des versions de travail et qu’il n’était pas question d’aller aussi loin. Malgré ce mea culpa en règle, de nombreux plus petits éditeurs ont annoncé vouloir changer de référentiel de règles et travailler sur une nouvelle licence libre, ce qui ne manquera sans doute pas de porter durablement atteinte au standard en place depuis plus de 20 ans.
En sous-estimant sa communauté et en méconnaissant les principes de la licence libre, l’éditeur a mis à mal un business florissant depuis deux décennies. Avec quelles conséquences sur le long terme ?
En langage de rôliste, on dirait bien que Wizards of the Coast a roulé un échec critique et s’est lancé une boule de feu dans le pied.
Our advice:
La licence libre est un outil qui permet, de manière peut-être contre intuitive de prime abord, de générer de vrais business models. Il convient toutefois de manipuler les écosystèmes créés avec précaution, pour éviter de s’aliéner sa communauté.