L’un des plus grands sites d’information estonien, Delfi, a publié en 2006 un article qui a suscité de nombreuses réactions injurieuses ou menaçantes des internautes à l’encontre de la société en cause dans l’article et de son actionnaire principal. Chacun des lecteurs de cet article pouvait accéder aux messages des autres utilisateurs du site publiés sous l’article. Sur demande écrite de la personne injuriée, Delfi a admis que ces commentaires étaient diffamatoires et les a retirés, ceci alors qu’ils étaient en ligne depuis six semaines. La personne préjudiciée a ensuite mis en cause la responsabilité du portail d’information devant les juridictions estoniennes, qui ont rejeté l’argumentation de Delfi selon laquelle elle n’avait qu’un rôle purement technique, automatique et passif, au sens de la directive 2000/31/CE sur le commerce électronique, vis-à-vis des commentaires postés. Delfi a dès lors saisi la CEDH, estimant que la mise en cause de sa responsabilité portait atteinte à sa liberté d’expression, puisqu’elle revenait à la contraindre à mettre en place une politique de censure préventive de la liberté d'expression de ses utilisateurs. Dans l’arrêt qui a été prononcé le 10 octobre 2013, la CEDH reprend classiquement les conditions de validité d'une ingérence étatique dans la liberté d'expression. La Cour relève que l’ingérence dans la liberté d’expression de la requérante était régulière et prévue par la législation estonienne, première condition exigée par l’article 10 de la CEDH, puisque les juridictions estoniennes se sont appuyées sur les dispositions pertinentes du code civil pour retenir la responsabilité de la société Delfi et lui imposer une sanction. La CEDH estime que l’interprétation du droit interne par rapport au droit de l’UE appartient aux juridictions nationales. Elle examine ensuite la seconde condition, à savoir le caractère proportionné de cette ingérence, sur base de quatre aspects particuliers au litige:
1) L’inefficacité du procédé de filtrage prévu par Delfi
La CEDH constate la présence, sur le site d'information, d’un bouton permettant d'avertir les administrateurs d'éventuels manquements, et d’une notification aux utilisateurs de s'abstenir de propos vulgaires ou insultants. Le fait que ces éléments n’aient pas permis de retirer rapidement les messages injurieux a été retenu à l’encontre de Delfi. 2) La teneur de l’article commenté De façon assez surprenante, la CEDH estime que Delfi aurait dû prévoir la virulence des réactions des internautes en raison du caractère sensible de l'information contenue dans l’article. La CEDH estime qu’il appartenait dès lors à Delfi de faire preuve d’une vigilance accrue quant aux commentaires qui seraient placés sur son site. 3) La difficulté de poursuivre directement les internautes commentateurs Si la CEDH rappelle que la personne lésée aurait dû en priorité diriger son action à l’encontre des auteurs des commentaires, la CEDH ne lui tient pas rigueur d’avoir agi directement à l’encontre du site d’information, estimant qu’il s’agissait d’une façon réaliste et raisonnable d’agir, en raison des éléments suivants:
– le fait que de nombreux commentaires étaient anonymes, comme le permettait le site de Delfi, – le caractère fastidieux de poursuites à l’encontre de nombreuses personnes physiques, – le profit commercial retiré par Delfi à partir de ces commentaires
4) La légèreté des conséquences de la décision sur Delfi
Malgré le profit commercial retiré par Delfi au départ de ces commentaires, seule une indemnisation d’un montant équivalent à 320 EUR a été mise à charge de Delfi. De plus, les tribunaux estoniens n’ont pas condamné Delfi à mettre en place d’autres mesures de protection des droits des tiers pour le futur, ne restreignant donc pas sa liberté d’expression. Cet arrêt n'est pas définitif, puisqu’une demande de réexamen devant la Grande Chambre peut être introduite par Delfi dans les trois mois. Si effectivement les conséquences concrètes de la décision prononcée à l’encontre de Delfi par la justice estonienne sont limitées, l’arrêt de la CEDH, s’il n’est pas réformé ou nuancé par la Grande Chambre, risque d’avoir un impact important sur les sites européens d’information. Ceux-ci risquent en effet d’une part de rendre impossibles les commentaires anonymes et d’autre part de renforcer le contrôle préventif qu’ils exercent sur les commentaires postés sur leurs sites. Par contre, pour les personnes mises en cause par des commentaires injurieux, une telle jurisprudence devrait permettre d’obtenir un retrait rapide de tels commentaires en s’adressant au site d’information. «
Notre conseil :
Dans le cadre d’une société 2.0, les acteurs du web devront être particulièrement prudents lors de la mise en place technique du dispositif permettant aux internautes de participer à une discussion. Les parties préjudiciées verront quant à elles avec intérêt la possibilité de diriger leur action directement à l’encontre du site internet sur lequel les commentaires sont postés, sans devoir passer par la fastidieuse identification des auteurs, souvent anonymes, des commentaires. «